mardi 24 septembre 2024

Dans les bidonvilles d’Afrique, une économie informelle bouillonnante







Présentation des résultats de recherches ayant duré plusieurs années au p







 Présentation des résultats de recherches ayant duré plusieurs années au plus près des « entrepreneurs de rue » dans des bidonvilles au Kenya et en Afrique du Sud.


Historiquement, en Afrique comme ailleurs, l’urbanisation et l’industrialisation sont généralement allées de pair. Les villes se développent autour des usines ; à leur tour, les usines alimentent l’expansion des villes en attirant les travailleurs de l’arrière-pays rural.

Mais aujourd’hui, dans une grande partie des pays en développement, l’urbanisation et l’industrialisation sont devenues dissociées : les villes s’étendent sans que de nouvelles 

usines apparaissent.

Des emplois pour quelques-uns, la pauvreté pour le plus grand nombre

Bien entendu, les usines ne sont plus la panacée qu’elles représentaient autrefois ; il n’en demeure pas moins que l’équilibre entre la disponibilité du travail et le nombre de personnes vivant dans les villes des pays en développement a été rompu.


En 1975, la population des pays à faible revenu s’élevait à quelque 75 millions de personnes. Elle est aujourd’hui d’environ 300 millions d’individus (et devrait passer à près de 750 millions d’ici à 2070). Or le PIB par habitant de ces pays n’a augmenté que de 0,26 % au cours des trente dernières années, et leurs perspectives économiques pour les décennies à venir sont très inquiétantes.

L’urbanisation galopante a donc donné lieu à une intensification tout aussi galopante des inégalités. Les bidonvilles, qui se caractérisent par une grande pauvreté, une surpopulation importante et de graves lacunes en matière de services de base, sont une caractéristique de plus en plus courante du paysage urbain des villes des pays en développement.

Les chiffres récemment publiés par l’ONU montrent que 1,1 milliard de personnes vivent aujourd’hui dans des bidonvilles de par le monde. En Afrique subsaharienne, les bidonvilles abritent plus de 53 % de la population urbaine.

Cet envol des inégalités urbaines s’est accompagné d’une augmentation spectaculaire de la proportion des emplois informels, qui ne sont ni contrôlés, ni protégés, ni taxés par l’État. Plus des trois quarts des adultes vivant dans les villes des pays à faible revenu sont actifs dans l’économie informelle ; et plus de la moitié d’entre eux sont, pour ainsi dire, à leur propre compte.


« On souffre »

Tous ces bouleversements ont donné lieu à d’intenses concentrations de micro-entreprises, à un degré inimaginable pour la plupart d’entre nous qui vivons dans les nations les plus développées du Nord. C’est à ce micro-entrepreneuriat et aux sociétés dans lesquelles il s’exerce que nous avons consacré nos recherches au cours des huit dernières années. Que signifie être un entrepreneur dans une communauté où les ressources sont si rares ? Dans une communauté profondément négligée par l’État et par le marché officiel ? Dans une communauté qui est elle-même en mutation, puisqu’elle existe à la pointe d’une « mégatendance » telle que l’urbanisation ?

« On souffre », m’a dit en 2017 Simon, l’un de ces jeunes hustlers (affairistes) urbains dont le nombre ne cesse de croître à Nairobi, avant d’ajouter : « […] mais on fait ce qu’on peut. La vie est dure, mais nous devons survivre. » L’histoire de Simon – et par extension, celle de ses amis – est emblématique du sort de millions d’autres personnes vivant dans des situations comparables. Nous l’avons analysée dans le cadre d’une étude ethnographique que nous avons menée à Mukuru, l’un des plus grands quartiers informels du Kenya, dans le sud du pays, sur une période de cinq mois entre 2016 et 2017.

Simon, 18 ans, avait abandonné l’école l’année précédente et s’était retrouvé confronté à la nécessité de devenir autonome sur le plan économique. « J’ai dû abandonner l’école parce que je n’avais pas les moyens de payer les frais de scolarité. Maintenant, je ne suis qu’un hustler, je subviens à mes besoins. »

Une telle existence est bien évidemment difficile par bien des aspects. Simon ne pouvait pas se permettre un repas décent tous les jours, et n’avait pas accès à des soins médicaux appropriés. Il s’était retrouvé pris au piège dans un cycle trop commun : comme il n’avait pas les moyens de se payer un traitement pour son mal de dos chronique, sa capacité à « faire des affaires » était limitée, ce qui compromettait encore plus sa capacité à se faire soigner.

Une station de lavage exploitée par 15 amis

Les entrepreneurs avec lesquels nous nous sommes entretenus dans le cadre de cette étude et d’études ultérieures au Kenya et en Afrique du Sud mettaient tous en place un ensemble de stratégies d’adaptation aussi bien au niveau personnel – comme le fait de renoncer à un repas – qu’à un niveau social. Les stratégies sociales sur lesquelles ils s’appuyaient pour maintenir leurs petites entreprises opérationnelles en disaient long non seulement sur leur propre vie économique, mais aussi sur les communautés dans lesquelles ils vivaient et sur la manière dont ces communautés étaient modelées par des forces sociales plus vastes telles que l’urbanisation.

Simon exploitait une station de lavage rudimentaire avec plusieurs amis du même âge, dont la plupart étaient dans une situation familiale similaire à la sienne. L’aspect le plus remarquable de cette entreprise n’est pas qu’il s’agisse d’une entreprise gérée conjointement par un groupe d’amis – ce qui est très courant, même dans les pays riches –, mais plutôt l’inadéquation entre l’ampleur de l’activité de l’entreprise et le nombre de personnes détenant une partie de son « capital ».

Alors que la station de lavage ne disposait que de deux pompes, entre douze et quinze personnes y « travaillaient » à tout moment. En conséquence, l’entreprise fournissait généralement un véritable jour de travail – et, surtout, un seul jour de revenu – par semaine aux personnes impliquées. Les jours restants étaient passés à ne rien faire ou à chercher des petits boulots, le manque d’argent et de nourriture pesant lourdement.



Des initiatives comme celle-ci illustrent la congruence parfois totale qui prévaut entre « connaissances » et « partenaires commerciaux » dans l’économie informelle. Dans un cas similaire, un groupe de musique composé de trois amis a donné naissance à une entreprise « cyber » (proche du concept occidental de « cybercafé », le café en moins) – durable et plutôt prospère – lorsque les trois musiciens ont décidé qu’ils avaient besoin d’un moyen de financer leur passion.

Mais dans un environnement où les emplois étaient si rares et les besoins si importants, des tensions apparaissaient souvent entre les impératifs économiques et les impératifs sociaux. Ainsi, la candidature d’une personne à un travail pouvait reposer moins sur ses compétences ou sur les besoins opérationnels de l’entreprise que sur la solidité de sa relation avec le ou les décideurs. Comme nous l’a dit un des premiers participants à l’entreprise de lavage de voitures, « on ne peut pas refuser un emploi à un ami » – même, aurait-il pu ajouter, lorsque cet emploi est le vôtre.

Pas de compensation pour un État absent

Il est tentant de conclure que ces cas illustrent la façon dont les obligations sociales peuvent parfois s’opposer à l’efficacité économique, mais ce serait simpliste. Dans un contexte où les moyens de subsistance sont si précaires et où les filets de sécurité institutionnels tels que les allocations de chômage et autres formes de protection sociale sont inexistants, les amis et la famille élargie servent souvent de dernier rempart contre les graves difficultés et le dénuement.

Il peut être tout aussi tentant de conclure que ces « filets de sécurité informels » constituent un substitut adéquat à des aides publiques efficaces et complètes, mais cela aussi serait simpliste – et même une dangereuse romantisation de la dure réalité de la pauvreté chronique. Lorsque la communauté dans son ensemble est si dépourvue de capital, la capacité des personnes à tirer des ressources de leurs réseaux afin d’atténuer l’impact des difficultés qu’elles rencontrent est très limitée.


En outre, dans les communautés qui sont elles-mêmes en pleine mutation – Mukuru, par exemple, est passée d’un ensemble éparpillé de huttes rudimentaires à une agglomération de plus de 200 000 personnes en l’espace de moins de 30 ans –, on ne peut pas compter sur la solidarité sociale pour soutenir tout le monde de la même manière. Certains entrepreneurs, en particulier ceux qui sont arrivés récemment dans la communauté ou ceux qui n’ont pas de réseaux familiaux dans lesquels ils peuvent puiser, se sentent isolés et vulnérables.

Darwinisme social… ou pas

Lorsque nous avons demandé à Beatrice, 33 ans, qui vend des vêtements d’occasion sur un stand de fortune, si elle pensait que quelqu’un pourrait l’aider en cas de difficultés, elle a répondu : « Personne ne peut m’aider, personne. Chacun se bat pour lui-même, parce qu’il a ses enfants, il a ses problèmes. » Lorsque nous sommes retournés à Mukuru quelques mois plus tard pour effectuer un nouveau travail de terrain, l’étal de Beatrice avait disparu et aucun des nombreux commerçants qui tenaient les étals voisins n’a pu nous dire ce qu’il était advenu d’elle.

Le cas de Beatrice rappelle une analogie faite par Mike Davis dans son livre de 2004 Planet of Slums, lorsqu’il compare l’intensité de la concurrence dans le secteur informel urbain à la métaphore classique de Darwin sur la lutte écologique : « Dix mille coins acérés, tassés les uns contre les autres : tantôt un coin est frappé, tantôt un autre avec plus de force… » Cette analogie est pertinente, mais il est possible de la pousser un peu plus loin.

Certes, gagner sa vie au sein d’une communauté qui s’est récemment forgée dans le cadre de puissants processus sociaux tels que l’urbanisation et le creusement des inégalités nécessite des efforts incessants qui ne sont pas toujours couronnés de succès ; mais, comme dans le cas des systèmes écologiques, les stratégies de survie sont souvent fondées sur la coopération plus que sur la concurrence. Ce qui nous intrigue le plus, c’est que cette coopération n’est pas toujours guidée par le type de symbiose transactionnelle que nous avons appris à reconnaître dans le monde naturel – il n’y a pas grand-chose de symbiotique dans le fait qu’une douzaine de personnes soient impliquées dans une entreprise qui pourrait tout aussi bien fonctionner avec seulement deux personnes. Il s’agit plutôt d’une coopération fondée sur l’identité, c’est-à-dire sur la façon dont les notions partagées de « ce que nous sommes » – en tant que femmes, musiciens, affairistes – donnent aux gens quelque chose autour de quoi se rassembler, et même des ressources permettant de faire des profits       

Créé en 2007 pour aider à accélérer et à partager les recherches scientifiques sur des enjeux sociétaux majeurs, le Fonds d’Axa pour la recherche soutient près de 720 projets dans le monde mené par des chercheurs issus de 39 pays. Pour en savoir plus, visiter le site axa-research.org ou bien suivez les nouvelles du Fonds sur @AXAResearchFund sur LinkedIn


Publié par DOMINIQUE MANGA (source The Conversation)

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